1 heure avant...

 

Objet de multiples fantasmes, l’antre des rugbymen quelques instants avant le début du match, vaut le détour. Lieu clos interdit à toutes personnes étrangères à la tribu, cage où les fauves tournent en rond dans une atmosphère saturée de stress et de camphre, l’endroit, propice aux comportements les plus grégaires est aussi un formidable révélateur de personnalité. Immersion.

De l’élite professionnelle au plus petit niveau amateur, les vestiaires de rugby se ressemblent. Petit palace pour stars de Stade de France ou Algecos minables, ils s’y passe souvent la même chose : une préparation de match, avec tout ce que cela suggère comme stress. Car le rugby a ceci de particulier qu’il est un rude combat physique, où chaque joueur doit s’attendre au contact direct avec l’adversaire et doit donc se préparer à prendre des coups, voire des grosses marmites, selon la tournure des événements… D’où la terrible pression qui s’abat sur les épaules soudain bien frêles des quinze joueurs s’apprêtant à rentrer dans l’arène. La question est donc de savoir comment chacun de ces individus tolère cette pesante atmosphère, qui dépasse, on l’a bien compris, le simple enjeu sportif. Tout d’abord le facteur aggravant : la promiscuité des lieux, phénomène qui exacerbe tous les affects. Regroupés comme du bétail ruminant leur anxiété, l’effet de groupe joue à fond…

Reconstituons le déroulement type de l’heure précédant la libération des bêtes.

14h : tout le monde rentre dans les vestiaires : joueurs, entraîneur, kiné, parfois dirigeants. Le rituel peut commencer. Chacun se dirige machinalement vers sa place habituelle pour y poser, ou plutôt y balancer son sac, signe indéniable d’une nervosité déjà palpable. On déconne encore pour évacuer le stress, on rit jaune, on commence à penser au match, bref un début de concentration s’installe. Le compte à rebours se déclenche.

14h10 : après un moment d’errements collectifs, les choses sérieuses commencent, on sort ses affaires. Les plus méticuleux extraient de leur sac une paire de pompe superbement cirée de la veille, crampons en alu de 18 rutilants, short impeccable, un slip tout frais et des chaussettes propres cela va sans dire. D’autres, un peu moins maniaques, sortent des godasses terreuses avec des crampons nazes, un short en haillon, des chaussettes qui fouettent à 3 km et un slip qui fleure bon la garrigue… Vient alors dans la foulée la remise plus ou moins solennelle des maillots. Parfois, quand le match est vraiment important, l’entraîneur appelle votre nom, vous apporte le maillot comme une offrande en vous lâchant un regard grave du genre 'j’ai confiance en toi alors te déchire cet après-midi, ne me déçois pas…'. Mais en général, c’est un dirigeant qui vous jette votre pelure à travers la gueule en beuglant votre numéro.

14h20 : un vestiaire de rugby, c’est aussi très scato… et pour cause, vous connaissez tous certaines fâcheuses manifestations du stress. Or, le problème dramatique est l’effet d’entassement qui rend les conséquences de ces troubles digestifs et autres flux de ventre parfois à la limite du supportable. C’est en tous cas quand on commence à renifler des odeurs pas très catholiques qu’on comprend qu’un processus de concentration intense a démarré. Imaginez-vous la scène : aux quatre coins de la pièce, les premières vesses bien sournoises se mettent à fuser, d’autres caisses plus musicales mais néanmoins aussi putrides sont lâchées sans vergogne. Des protestations s’élèvent, mais le traditionnel " putain qui c’est qu’a chié ? " reste sans effets. Les plus résignés s’emmitouflent dans leur maillot ou respirent par la bouche, puis de guerre lasse, apportent leur contribution au bouquet ambiant… C’est à peu près à ce moment-là que les dirigeants décident d’évacuer les lieux. On reste alors en famille, au milieu des effluves de jasmin et de violettes. Les plus ballonnés par le stress montant insidieusement, s’en vont du côté des malheureuses latrines qui jouxtent les vestiaires et qui paraissent vite débordées par tant de fougue. Y aller en dernier, c’est un acte de bravoure… ou de nécessité absolue.

Le camphre, baume universel

14 h 30 : tout le monde est en tenue, et encore une fois il est question d’odeurs, mais douces et agréables, celles du baume universel, de l’onguent magique de tous les rugbymen dignes de ce nom : le camphre. Ses effluves mentholées parfument ce qui reste d’atmosphère. Puis il s’étale sur les cuisse glabres et fuselées des trois-quarts ou sur les gros culs poilus des piliers, s’amasse sur les arcades proéminentes des deuxièmes barres… Bref, il prépare les corps à la terrible joute qui s’annonce. Déjà, certains commencent à tourner en rond avec leurs cuisses de poulet ébouillantés par les diverses crèmes chauffantes et cherchent du regard d’autres partenaires pour jauger mutuellement leurs dispositions d’avant match. Dernières petites recommandations techniques individuelles dispensées par un coach dont on se demande si sa femme n’est pas entrain d’accoucher dans le vestiaire d’à côté. Tout le monde est en tenue, on sort pour l’échauffement (20mn) puis on revient pour une dizaine de minutes épiques…

14 h 50 : cette fois, ça y’est, on ne rigole plus, faut commencer à lâcher la goupille et déposer les neurones dans le sac. L’instant est généralement un moment privilégié de la vie de groupe qui voit l’entraîneur et le capitaine se disputer un véritable concours d’éloquence ; car il faut les motiver tous ces garçons, la pression doit être à son paroxysme. Le coach prend la parole au milieu d’une assemblée silencieuse, prête à tressaillir aux mots qui feront mouche. Exercice difficile pour l’orateur qui doit vivre intensément son discours pour communiquer son influx. Le style guerrier est fréquemment de mise, objectif : transformer quinze jeunes gens bien sous tous rapports en serials killers. Dès lors, toutes les ficelles sont bonnes pour le coach qui après avoir rappelé les principes fondamentaux des vertus du combat, du courage et du sacrifice, peut jouer sur la fibre de l’orgueil, du genre : "ils nous ont mis quarante grains au match aller, ils nous prennent pour des guignols, ils ont le sourire aux lèvres, on va les peler comme des rats…". Discours ayant une certaine emprise sur les esprits les plus… réactifs : les "gros", c’est-à-dire les avants, plus exposés à la brutalité du jeu, trépignent et se tiennent par le maillot en tirant des gueules de pit-bulls. Parfois, certains joueurs galvanisés et un peu trop émotifs craquent en sanglotant comme des gamins à qui on aurait volé leur goûter. D’autres vivent ces appels à la guerre sainte de façon plus intérieure, il s’agit d’ordinaire des trois-quarts qui ont besoin de tout leur sang froid pour assurer sur le terrain. Mais quand même, aux expressions "va falloir avoir les couilles", "on va leur marcher sur la gueule", "on est chez nous, merde !", etc… ils ont souvent tendance à pâlir, se replier dans leur coquille, bref à se chier dessus.

Puis vient l’heure du capitaine, qui dans ces moments là n’est pas très enclin à donner dans la grande pédagogie. Alors il en rajoute une couche du style "pas de tricheurs sur le terrain, tous au mastic !!!", moins inspiré il arrive qu'il se fende d’un magistral : "les mecs, si on perd aujourd’hui, c’est la défaite merde !". Et là, il n’est pas rare qu'on entende un gros fou rire étouffé.

merci au Prince d'Euphore

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